
Ils avaient tout pris, tout. Il n’y avait plus rien à manger. Les gens n’étaient plus eux-mêmes. La moitié du village est morte de faim. » A 93 ans, le visage d’Oleksandra Ivanivna Ovdiyuk reste d’une expressivité rare, oscillant entre une tristesse inconsolable et une rage de vivre inépuisable. « Quiconque possédait un peu de nourriture était suspect, mis à l’amende, voire arrêté. La plupart des gens n’avaient plus qu’à se laisser mourir. »
A l’âge de 20 ans, Oleksandra Ivanivna habitait dans le même village de Tarhan, à quelque 120 km au sud de Kiev. La région a été une des plus meurtries par l’« Holodomor » , une grande famine qui a sévi en 1932-1933, et aurait emporté entre deux et cinq millions de vies dans la République socialiste soviétique d’Ukraine, selon les estimations.
« Tout a commencé quand les Soviétiques ont décrété la collectivisation des terres. Les paysans qui possédaient alors un lopin étaient des ennemis du peuple. Mon père a été arrêté en 1929. Je ne l’ai plus jamais revu » , explique-t-elle, en montrant une photo de son père et de l’équipe de paysans qu’il encadrait à l’époque. « Quelques mois plus tard, la plupart de la vingtaine d’hommes sur cette photo étaient morts ou disparus. »
Des témoignages de cannibalisme
« Au début de 1932, les Soviétiques ont créé une commission , poursuit-elle. Sept personnes décidaient de rations minimales par foyer. Des équipes passaient dans chaque maison pour confisquer tout ce qui excédait les quotas. Grain, blé, haricots, tout. » Au souvenir de la faim qu’elle a pu ressentir, les larmes lui viennent. « Aujourd’hui, les gens ne comprennent pas ce que c’est. Mais à l’époque, même une miette de pain était impossible à trouver. Je me rappelle qu’une fois, j’étais allée voir un des membres de la commission, pour supplier… N’importe quoi. L’homme a refusé net. Derrière lui, la porte d’un entrepôt était entr’ouverte, on y voyait du grain déborder des étagères. Il a remarqué que je l’avais vu. Il a fermé la porte avec violence et m’a ordonné de sortir. Il n’y avait rien à faire. »
Tout était alors utilisé pour survivre : les orties, les racines, les écorces d’arbres, les semelles de chaussure, etc.
Certains témoignages font part d’actes de cannibalisme entre voisins, voire entre membres d’une même famille. A la mention de cannibalisme, les traits d’Oleksandra Ivanivna se teintent d’une frayeur horrifiée. « Je ne peux pas en parler » , tranche-t-elle en se plongeant la tête entre les mains.
Oleksandra Ivanivna a survécu à la famine, et a travaillé comme enseignante d’histoire à l’école de son village. Malgré sa carrière, elle s’est toujours défendue de parler de cette tragédie. « C’était juste interdit , admet-elle. Sinon on était accusé d’activité antisoviétique, et mis sous pression. »
« C’est un génocide »
C’est pourtant avant la chute de l’URSS, en 1986, que le maire d’alors, Olexandr Ushynskyi, s’intéresse à une longue tranchée dans le cimetière municipal, d’où dépassent de nombreux débris. Il y découvre une fosse commune contenant 360 cadavres. Et fait ériger, en catimini, ce qui deviendra le premier monument en Ukraine dédié aux victimes de l’Holodomor. « C’est à ce moment-là que j’ai commencé à parler à mes voisines, et à échanger des souvenirs. Maintenant, je suis une des dernières survivantes, dans le village et en Ukraine en général, je veux parler. »
La main sur l’épaule d’Oleksandra Ivanivna, Oleksandr Ushynskyi écoute, une fois de plus, son histoire. « Il est crucial de s’en rappeler. C’était plus qu’un drame collectif, c’était un acte de génocide de Staline contre les Ukrainiens. »

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